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Cours Molière |
Cours Molière
Première section : L'Avare, Molière (1668)-Introduction: a) L'argent, nouvelle donne de la société bourgeoise: Alors qu'on considère usuellement le XVIIème siècle comme le Grand Siècle Classique placé sous le double signe du dogmatisme catholique et du modèle nobiliaire, l'oeuvre de Molière permet de saisir, derrière les mythologies, une réalité historico-sociale bien plus complexe. La comédie au programme (L'Avare) est d'ailleurs un texte tardif dans la production de l'auteur (1668) et offre un témoignage important de l'évolution de la société française vers le modèle bourgeois et "marchand" (et sa valeur référentielle: l'argent): l'évocation toute symbolique du "naufrage" subi par Dom Thomas d'Alburcy et sa famille (V,5), le choix (pour ces nobles "à la dérive") de vivre sous des identités bourgeoises (Anselme) symbolisent cette profonde mutation des valeurs et des modes de vie. De même, l'arrogance du riche bourgeois Harpagon (pas seulement imputable à sa folie avaricieuse), les aspirations de son fils Cléante à une reconnaissance sociale qui passe par le confort matériel et l'aisance financière, ou encore la concrétisation des mariages mixtes (socialement parlant) entre les enfants d'Harpagon et ceux d'Anselme, soulignent à quel point les nouveaux standards de la vie bourgeoise (appétit de richesse et matérialisme) rivalisent avec les vieilles valeurs nobiliaires (fondées sur le privilège de la naissance et la spiritualité), voire les effacent progressivement. On peut avancer une "clé historique" pour comprendre cette mutation: successivement, Louis XIII et Louis XIV, n'ont pu (du fait de leur jeune âge au moment des successions) accéder au trône qu'après des périodes de "régence" où la légitimité royale a été mise à mal par les factions séditieuses issues de la noblesse. Leurs règnes ont d'abord été caractérisés par une méfiance à l'égard de la caste nobiliaire, donc par une stratégie de musellement de leur propre "famille sociale" : anéantir les prétentions séditieuses passe par le regroupement de la noblesse dans l'entourage immédiat de la couronne (la Cour à Versailles, c'est autant de "frondeurs" en moins à comploter dans leurs fiefs provinciaux); mais cela passe aussi par l'affaiblissement du prestige nobiliaire (anoblissement de certains grands bourgeois, édits royaux incitant la noblesse à se livrer aux activités marchandes sans avoir à craindre de déroger à leur rang), les privilèges de la naissance se retrouvant sévèrement concurrencés par les valeurs matérialistes de la richesse financière. A l'époque de Molière, être un grand bourgeois (enrichi par le négoce) n'est plus, factuellement, un état inférieur, sur le plan social, à celui de "gentilhomme" même si, dans ses mythologies, le XVIIème siècle continue à célébrer les valeurs nobiliaires comme transcendantes (car prétendument conformes aux aspirations spirituelles et à la Foi). La société française s'est embourgoisée (célébrant le faste rendu possible grâce à la fortune): on rivalise d'"ostentation", le bourgeois trouvant la revanche de sa vile naissance dans l'étalage de ses biens (on peut songer aux édits royaux visant à limiter, par décence, le nombre de plats servis aux cours des festins; Cléante, avec ses rubans, ses goûts délicats, ses envies d'équipages luxueux ou de cadeaux somptueux pour Mariane, incarne parfaitement cette nouvelle donne sociale, d'ailleurs contre-nature aux yeux pour une fois lucides de son avare de père: "vous donnez furieusement dans le marquis" I,4). La respectabilité ("amabilité") n'est plus seulement une affaire de naissance (du bon goût qui est censé l'accompagner) mais une affaire de moyens financiers. Molière abordera à nouveau la question dans Le Bourgeois Gentilhomme (1670), l'oxymore sociale du titre résumant assez bien les enjeux de cette fin de XVIIème siècle, incarnés par les aspirations monstrueusement bouffonnes de Monsieur Jourdain: l'argent permet-il d'acheter la Valeur? b) Molière, un auteur bourgeois face à l'argent Plus anecdotiquement, il s'agit ici de rappeler l'origine sociale de notre auteur: Jean-Baptiste est fils d'un riche marchand/tapissier du Roi, Jean Poquelin. C'est dire si, du fait même de son extraction sociale, Molière est habitué aux pratiques de l'argent: même si, au faîte de son succès, la protection du Roi (devenu parrain de son jeune fils) et ses succès auprès d'un public de grands nobles de Cour, peuvent lui avoir fait oublier son origine, Molière a toujours eu à affronter les réalités concrètes et pratiques de l'argent: quelques dettes contractées en montant l'Illustre Théâtre lui ont valu des poursuites de créanciers (d'où les échos dans notre pièce: "besoins" financiers de Frosine pour se sortir d'un "procès" II,5 ; ou encore évocation savoureuse des métiers de "Justice", largement corrompus: le commissaire prêt, à l'acte V, à consigner les déclarations les plus suspectes ou à abandonner les poursuites pour peu qu'on lui "paye ses écritures"). De plus, les savants montages de prêts (avec prête-nom) semblent l'avoir quelque peu obsédé (pour s'assurer, sous couvert d'une apparente générosité, la plus grande part de l'héritage paternel- cf dossier édition GF, p129 à 131) d'où le débordement jugé "malséant" de ces questions techniques relatives à l'usure dans le cadre de l'acte II de L'Avare. Bourgeois, notre auteur, quoique très largement inscrit, comme tous ceux de son temps dans une révérence aux valeurs nobiliaires (et leurs axiomes religieux), est très certainement suspendu aux mutations de valeurs qui projettent, en cette fin de siècle, ceux de son rang sur l'avant-scène sociale: bourgeois mais auteur de Cour, Molière est paradoxalement à la fois le chantre de la caste nobiliaire et le témoin attentif du sens de l'Histoire en marche, favorable à la bourgeoisie. Son oeuvre ne fait pas l'économie d'une réflexion sur les réalités concrètes des affaires humaines: l'argent, tabou religieux, ne lui fait pas peur (ni "horreur") comme sujet de pièce de théâtre. Loin de n'être qu'une énième parabole castigatrice sur le sujet du péché capital de l'avarice, L'Avare explore les rapports "nouveaux" (comme objet de représentation, pas comme réalité!) de l'homme du XVIIème à l'argent et au désir de richesse: le poids de l'argent dans la résolution finale des intrigues amoureuses, les obsessions de Cléante, l'omniprésence de l'argent (ou de son besoin) dans les moindres interstices de la vie quotidienne -gestion de maisonnée III,1; recours au prêt I,4 et II,1; besoins d'assistance II,5; rémunération d'activités/compétences professionnelles V,5- sont autant de thèmes brassés par notre comédie, bien au-delà de la farce grotesque et convenue centrée sur le procès de l'avarice (sujet intemporel). c) L'Avare, une pièce "rustine", née de nécessités économiques Terminons cette introduction par l'évocation des circonstances de composition et de "création" de L'Avare. La querelle occasionnée par son Tartuffe plonge Molière dans un double embarras: l'audace de son propos sur l'hypocrisie ecclésisatique lui vaut non seulement une mise au ban (le Roi, harcelé par les dévots, lui retire momentanément son soutien public) mais également l'interdiction de représentation de sa pièce, ce qui représente un important manque à gagner pour sa troupe. L'Avare apparaît donc comme une pièce rustine en cette chaotique année 1668 pour Molière et sa troupe! Le "pillage" du modèle plautien (L'Aululaire) mais aussi de sources contemporaines ( La Belle Plaideuse, Boisrobert, 1655) fournit l'essentiel de la matière de L'Avare: soulignons néanmoins que ce genre d'"emprunts", très proches d'un pur plagiat, est monnaie courante au XVIIème siècle; et si l'amour immodéré d'Harpagon pour sa cassette ressemble à s'y méprendre aux élans passionnels d'Euclion pour son "aululaire" rempli d'or, si les chassés-croisés entre amours et argent se retrouvent dans les deux pièces, si Harpagon fouille La Flèche dans une scène d'anthologie dont les dialogues comiques doivent à peu près tout à Plaute (I,3), si l'emprunt indécent qu'Harpagon accorde sans le savoir à son fils est démasqué dans des circonstances qui doivent tout à Boisrobert, Molière, nous le verrons, donne à son "patchwork" d'emprunts, une orientation qui lui est propre et s'inscrit dans la veine de ses écrits "moraux", très sulfureux. Que doit garantir cette pièce apparemment peu personnelle? D'une part, elle doit permettre à son auteur de revenir en faveur; le sujet choisi, peu dangereux car très conformiste et balisé moralement, doit permettre de démontrer que l'auteur du Tartuffe n'est pas "irréligieux" comme le prétendent ses adversaires dévots: rappeler les préceptes de la Foi en mettant sur la sellette un péché capital, l'avarice", c'est presque réciter son bréviaire (d'autant, qu'au-delà du rappel des dogmes catholiques, la question de l'avarice déjà traitée dans l'Antiquité par Plaute, rassemble cultures chrétienne et païenne autour du même interdit: celui de la démesure- sagesse et Foi se rejoignent donc, permettant à celui qui en rappelle les termes de redorer son blason de vertu!)... D'autre part, elle doit, plus prosaïquement, compenser les trous de recette imputables à l'interdiction du Tartuffe ... Mission à peine accomplie! Dès la levée de l'interdiction de sa pièce portée par une aura de soufre, Molière tourne le dos à la "rustine"... qui s'est révélée peu rémunératrice! Ironie du sort pour une pièce née de et habitée par l'obsession de l'argent... Il faut néanmoins s'interroger sur la portée plus essentielle de L'Avare dont il serait injuste d'ignorer le devenir et le poids devant la postérité: considérée aujourd'hui comme une des pièces maîtresses de Molière, notre comédie n'est pas qu'un assemblage à la hâte de sources disparates pour servir, au final, un discours "convenu", visant à satisfaire les dévots! S'arrêter à la leçon sur l'avarice, sur l'avare et sa vilénie, serait perdre le sel de la pensée bien plus complexe de Molière et occulter la portée de la pièce en tant qu'elle est nous est un témoignage socio-historique précieux, empreint des réalités d'une époque de mutation profonde, où le monde bourgeois commence à sévèrement contester l'idéalisme de la vieille société nobiliaire. Le pragmatisme moral de Molière encore une fois fait mouche: les valeurs de l'humain, jusque-là réfugiées dans l'assurance mythologique tranquille de la Foi, doivent composer avec la prégnance récente du matérialisme marchand. L'obsession de l'argent, symbole de la société nouvelle, n'invite-t-elle pas l'humain à redéfinir ses valeurs fondatrices? En semblant céder aux dévots, Molière a réussi dans L'Avare le pari osé du Tartuffe: traquer les zones troubles d'une humanité coincée entre ses ancrages fondateurs et les élans de l'Histoire en marche. L'argent contre la Foi, voilà apparemment un combat dont l'issue, annoncée trop certaine, engage l'avenir... et notre programme!
I) L'avarice et le propos moral sur l'argent Globalement, en se focalisant sur un péché capital, la comédie de Molière semble s'inscrire dans la droite ligne des écrits moralisateurs de son temps et, par là-même, souscrire à la tendance rigoriste des dévots. Pour un croyant, les interdits bibliques constituent un référent moral incontournable et indiscutable: "l'avarice", seul péché capital "non naturel" (il porte sur l'obsession d'un objet: l'argent), ne fait pas débat; elle est condamnable. (Molière, après la mésaventure de son Tartuffe , semble se rabattre sur un sujet consensuel, très facilement fédérateur, et également susceptible de le dédouaner de cette "irréligiosité" dont il a été taxé par les dévots). 1) Un "topos" balisé: les modèles d'Harpagon La figure de l'"avare" n'est pas une figure nouvelle en littérature (et au théâtre). On peut même dire que Molière se réfugie dans la droite ligne d'une tradition comico-farcesque où les incarnations de l'avarice sont légions: l'Euclion de Plaute, les Séverin et autres Haloi des "jeux" médiévaux ont largement balisé une représentation "à code" de l'avarice et de l'avare; personnage insupportable, conduit aux pires excès, l'archétype de l'avare est donc condamnable et condamné (un schéma castigateur est à chaque fois retenu): pour son immoralité pécheresse, sa malhonnêteté coupable, l'avare finit par "payer"; frappé par la Justice Immanente-foudres divines- ou rattrapé par la Justice des hommes -au titre des exactions auxquelles son vice ne manque pas de l'entraîner-, l'avare et à travers lui, au-delà de sa personne particulière, l'avarice, sont ostensiblement punis. A chaque fois, la parabole invite le spectateur/lecteur à rejeter moralement l'avarice en constatant le sort réservé aux avaricieux. C'est dans cet esprit qu'on doit entendre les propos des petites gens (valets notamment) dans l'oeuvre de Molière: le bon sens commun (populaire) se raccroche à ces évidences castigatrices véhiculées par la morale religieuse et ses échos littéraires. La Flèche, en I,3 (p23/24), ne généralise pas son anathème que pour éviter l'affrontement direct avec son "avaricieux" de maître: "La peste soit de l'avarice et des avaricieux" .S'ensuit un dialogue savoureux où le valet entend faire corroborer cette évidence du châtiment réservé aux avares à ...l'avare lui-même! Harpagon, quoiqu'ayant saisi l'attaque personnelle de son valet, ne peut en même temps pas défendre un "péché" (même s'il s'en rend coupable à titre personnel, il ne veut pas se l'avouer car cela est moralement indéfendable). La Flèche réussit presque son coup audacieux: insulter impunément un maître qui, pécheur, ne peut plus qu'abusivement exercer son autorité, devenue illégitime, sur un valet l'injuriant, à juste titre! De même peut-on interpréter les propos de Me Jacques à la fin de III,1 (p71): le récit de la rossée que son prédecesseur, le précédent cocher d'Harpagon, très vraisemblablement répudié par ce dernier, avait infligée à son avare de maître venu, la nuit, voler l'avoine de ses chevaux, relève du même plaisir de rappeler à Harpagon les châtiments cuisants et humiliants auxquels son avarice l'a conduit (une "avoinée" pour de l'avoine refusée à ses chevaux!), sans qu'il puisse s'en défendre. Les valets donnent une "magistrale" leçon de morale à leur immoral de "maître"!On retiendra la récurrence des propos injurieux et castigateurs à l'égard du pécheur, rappels incessants des fléaux qu'il encourt (préparant le terrain de la punition "finale" de l'acte IV: l'avare volé, et donc atteint au seul point qui puisse le faire souffrir atrocément): Cléante, son propre fils, qui n'a pas encore identifié son père derrière le masque de l'usurier qui lui propose un prêt indécent, n'a même pas à s'embarrasser de piété ou de respect filial: "Que la peste l'étouffe avec sa discrétion, le traître, le bourreau qu'il est!" (II,1, p44) Frosine qui, elle, n'est tenue qu'à une "réserve" intéressée (elle espère encore se faire payer d'Harpagon pour son rôle d'entremetteuse), se libère en des termes équivalents quand Harpagon, qui a fait la sourde oreille à toutes ses suppliques, la laisse en fin seule: "Frosine: [seule] Que la fièvre te serre, chien de vilain à tous les diables!" (II,5, p60) Le "topos" de l'avare devant être châtié pour son avarice est donc une évidence culturelle et morale. On a donc un "cliché" très commode, qui permet à Molière de se reposer sur un consensus moral de longue date: Harpagon n'est pas une figure originale, il est l'énième déclinaison d'un "monstre" immoral que la littérature mais aussi le bons sens savent identifier et utiliser comme figure d'épouvantail. 2) Harpagon ou l'allégorie de l'avarice On notera ici les délices de l'"onomastique". Molière choisit à son avare un patronyme approprié: "harpagon" renvoie au "crochet",ou aux "serres" des rapaces. Pas besoin de s'étendre sur la portée allégorique évidente de ce "nom". Cela rejoint le souci qu'a Molière de focaliser sa représentation de l'avarice, sur l'homme lui-même et non sur le péché (désincarné). L'homme est responsable moralement de ses actes et de ses choix en se centrant sur l'humain par le choix du titre de sa pièce, notre auteur semble nous indiquer deux choix majeurs: -d'une part, il entend se distinguer de son modèle plautien (centré sur l'objet du désir: "l'aululaire", petite marmite remplie d'or, trouvée par Euclion). Si le héros de Plaute devient accidentellement "avare", incité à cela par le trésor qu'il a découvert dans son logis, Molière entend réfléchir sur l'avarice "essentielle": son (anti)héros est l'expression incarnée d'un vice/péché. -d'autre part, il ne s'agit pas de s'arrêter au seul Harpagon (figure particulière) dont la valeur allégorique générique dépasse de loin les caractéristiques personnelles. Cela explique le refus d'un personnage "éponyme" (stricto sensu), dont les particularités pourraient occulter la portée générale: c'est d'ailleurs une tendance croissante des titres des comédies (de moeurs) de Molière. Progressivement, l'alternative "Nom de personnage" ou "caractéristique morale visée" a laissé place à l'énoncé du propos moral seul. En ce sens, Harpagon (avec sa cohérence de personnage particulier, avec une famille, une maisonnée, en un temps et en un lieu) vaut moins que ce qu'il représente allégoriquement (le mauvais choix de l'avarice); d'où un titre, "L'Avare" , qui permet la généralisation exemplaire du propos tout en conservant une vision incarnée de la morale (l'homme ne pouvant renvoyer la responsabilité morale ailleus qu'en ses propres choix et actes). 2.a Harpagon, un avare "par essence": comme nous l'avons développé dans le préambule de cette partie, les titres respectifs du modèle plautien et de la pièce de Molière permettent une nette distinction. La "cassette" n'est qu'un des éléments révélateurs de l'avarice d'Harpagon parmi d'autres contrairement à la passion accidentelle d'Euclion, liée à la découverte (qui le bouleverse et le change) de "l'aulularia" . La "cassette" apparaît comme la forme ultime et focalisante d'une avarice de longue date chez Harpagon: " (Cléante à sa soeur Elise): nous le quitterons là tous les deux et nous affranchirons de cette tyrannie où nous tient depuis si longtemps son avarice insupportable" (I,2, p19) .En ce sens également, la liste interminable d'objets hétéroclites accumulés par Harpagon dans la dernière clause du prêt et que La Flèche n'arrive pas à reconnaître parmi les objets présents dans la maisonnée de son maître: "Il faut bien qu'il ait quelque part un ample magasin de hardes; car nous n'avons rien reconnu au mémoire que nous avons" (II,4, p49) Outre son fils qui identifie, en I,2, "l'avarice d'un père", une "avarice insupportable", une "cruelle" et "rigoureuse épargne" , Harpagon est clairement dénommé par tous ceux qui le connaissent comme "avare": que ce soit La Flèche (valet de Cléante) qui le maudit entre ses dents en I,3, l'évoque en criminel méritant d'être puni (II,1, p45), en fait un portrait à charge pour prévenir Frosine (II,4 p50/51); que ce soit Me Jacques qui rappelle à son indigne maître, dans une habile doléance indirecte, le visage "public" de son péché (III,1, p70,71); toutes ces désignations sont sans ambiguïté: Harpagon est un avare identifié.Cela permet d'ailleurs un cortège d'insultes, non seulement savoureux exutoire verbal d'un valet vindicatif mais finalement florilège des désignations dépréciatives que le langage populaire commun réserve aux avares en général: "vous êtes la fable et la risée de tout le monde; et jamais, on ne parle de vous que sous les noms d'avare, de ladre, de vilain et de fesse-matthieu" (III,1, p71)Cela vient d'ailleurs en écho des insultes ethnocentriques: " Turc là-dessus, mais d'une turquerie à désespérer tout le monde" (La Flèche, II,4, p50), ou encore (même si c'est l'usurier encore anonyme qui est visé): "quel Juif, quel Arabe est-ce-là?" (Cléante, II,1, p42). L'avarice, "inhumaine", est renvoyée dans le champ de la "barbarie", l'"étranger" (ici, celui de confession différente, dont la religion, contrairement au dogme catholique, ne condamne pas l'activité marchande et ne diabolise pas la pratique de l'argent) cristallisant dans sa différence un sentiment de rejet, socle de la cohésion du groupe ( antisémitisme et racisme apparaissent ici comme les socles de l'occident catholique du XVIIème siècle).On achèvera ce lourd portrait à charge de l'avare par essence par l'évocation de la dimension viscérale de l'avarice d'Harpagon: comme le souligne par deux fois La Flèche ( II,1,p45 ou II,4, p51), l'avarice se niche au "coeur", dans les "entrailles" d'Harpagon. Le long monologue de désolation de l'avare volé et "anéanti" (IV, 7, p99-100) le confirme. On est au-delà de l'habit ridicule dans l'excès d'épargne qu'il révèle (comme l'évoque Frosine en une didascalie interne ironiquement "élogieuse", II,5,p59 ): la "persona" de l'avare, ce masque de théâtre qui permet de caricaturalement l'identifier n'est que le signe en surface d'un mal bien plus "essentiel" qui ronge l'être dans sa profondeur. Les réflexes du discours (l'incapacité de faire sienne l'expression "donner le bonjour", au seul titre qu'elle utilise le verbe "donner" et le fait de détourner l'expression en "prêter le bonjour" aux accents usuriers plus satisfaisants II,4,p50) de même manifestent une spontanéité éruptive de cette nature profonde; on pourrait, dans le même esprit, commenter les enthousiasmes viscéraux d'Harpagon aux propositions d'économies de Valère (en III,1) ou ses débordements "inquiets" face aux signes ostentatoires de dépenses de son fils (I,4 ou III,7), voire le delirium psychopathologique qui accompagne la découverte du vol de la cassette:" Arrête. Rens moi mon argent, coquin...(Il se prend lui-même par le bras.) Ah! C'est moi. Mon esprit est troublé" (IV,7)Ce dérèglement radical se retrouve bien sûr dans des excès "légendaires"(une telle folie ne peut qu'être "mythogène"): la fable du chat d'un voisin assigné pour avoir dérobé un restant de gigot de mouton ( III,1, p71) ou encore la recherche frénétique des "autres mains" (!), que lui cacherait La Flèche (I,3, en écho d'une scène fameuse de l'Aululaire de Plaute où Euclion réclame de Strobile qu'il lui montre sa "troisième main").Harpagon est un avare compulsif, dont l'avarice est irrémédiablement inscrite en lui; tout en son être, porte l'empreinte de l'avarice (elle lui est chevillée au corps). Il est donc bien une allégorie, symbole vivant de ce qu'il représente en incarnation absolue: l'avarice faite homme, jusqu'à en intégrer tous les possibles légendaires! 2.b l'avarice=un mode de vie: Harpagon porte néamoins les valeurs de l'avarice dans ses actes quotidiens. L'avarice est aussi un mode de vie, une manière ordinaire de vénérer l'argent et de chercher à faire des économies. A ce titre, outre les obsessions, déjà sus évoquées, d'économies vestimentaires qui l'opposent radicalement à son fils (I,4), Harpagon manifeste l'avarice à visage ordinaire dans la gestion de sa maisonnée.de là la longue scène inaugurale de l'acte III, où notre avare entend régir et gérer sa maisonnée sous le signe de l'épargne la plus rigoureuse. Dans ce résumé , nous ne redévelopperons pas toutes les analyses faites en cours et souvent (sur?)exploitées dans vos dissertations mais rapellerons la dimension jugée "malséante" à l'époque d'une longue leçon de gestion domestique, bien prosaïque, d'un maître avare à sa domesticité! Harpagon d'ailleurs, en cette occasion de préparatifs d'un dîner en l'honneur de sa jeune "promise", inverse les codes ostentatoires de l'époque (que son fils s'empresse en III,7 de rétablir en ayant commandé "citrons doux" et autres mets délicats et onéreux pour celle que,lui, aime). Il heurte, par là, la sensibilité prodigue non seulement des grands nobles (esclaves du faste de la Cour) mais aussi des nouveaux riches bourgeois (dont les dépenses ostentatoires et autres frais de réception sont stratégiquement un moyen d'exister socialement). Du comique farcesque gestuel (pantomimes grotesques du maître avare pour indiquer aux valets dont il ne veut pas changer, à ses frais, les habits troués ou tachés, ou encore jeu de costumes de Me Jacques au titre de sa double fonction de cuisinier/cocher pour faire des économies) aux "bons mots" résumant la sottise de l'avare (ses exagérations: intimer l'ordre de ne pas trop frotter une table de peur de l'user; ou encore son sens étonnant de l'arithmétique de mauvaise foi: "quand il y a à manger pour huit, il y en a bien pour dix" , ou bien encore ses pathétiques tentatives de reprendre à son compte la maxime pseudo-vertueuse de Valère qui joue les intendants zélés en "défendant" l'idée de frugalité : "il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger" ), la scène s'appesantit sur les conséquences quotidiennes de l'avarice. Loin d'être bienveillant et protecteur, le maître de maison avare lésine sur tout et prend son entourageen otage de sa folie: comme Cléante, son fils, s'en plaint à l'acte I et à l'acte II, c'est maintenant à sa domesticité, en la personne de Me Jacques de dresser "un cahier de doléances": que n'inventerait pas un maître avare pour éviter toute dépense?! Invention de calendriers pour multiplier les dates de jeûnes -pour ne pas avoir à nourrir ses domestiques- refus de payer les gages, économies de personnels et de moyens -jusqu'aux éléments les plus vitaux: chandelle, bois, sel et pain!-... Ce déni des humains qui l'entourent (et de leurs besoins) trouve son comble dans le calvaire enduré par des chevaux mal nourris et donc incapables d'assumer leur fonction: non plus des chevaux, mais des " idées de chevaux" selon le bon mot de Me Jacques! Un avare qui, dans sa folie passionnelle, abuse d'autres hommes, capables, du moins on peut le supposer, même s'ils sont sous son emprise, de s'en accommoder, même dans la douleur, n'est finalement inexcusable que dans sa méchanceté gratuite à l'égard d'animaux innocents!On peut ici associer les remarques faites sur les choix linguistiques de l'avare ("prêter le bonjour") ou même son entêtement à subordonner tout hymen à la question d'un bénéfice (de la dot, à percevoir ou à ne pas verser, c'est selon! I,4: évocation de la riche veuve destinée à Cléante pour en hériter , I,5: comique de répétition du "sans dot", argument absolu poussant à unir sa fille à vieux mari moins regardant que lui quand il s'agit de son union à la jeune Mariane II,5).Tout dans la vie quotidienne d' Harpagon et de son entourage s'inscrit dans cette ligne de l'avarice. On peut achever le tableau par l'obsession de la thésautisation stérile: l'énergie fiévreuse consacrée à la dissimulation de sa cassette ( I,4 p25), ce qui phagocyte une part non négligeable de son temps jusqu'à lui ôter le sommeil!En conclusion de cette partie, on peut dire qu'il n'est rien dans la vie d'Harpagon qui n'échappe à son zèle d'avaricieux: le paradoxe vient très certainement du fait que ce débordement "furieux" et "inquisiteur" est voué à la "stérilité"; sécheresse de coeur, insensibilité, voire inhumanité, telles sont les conséquences de l'avarice, qui détruisent l'avare mais aussi sa famille et son entourage, au titre de victimes collatérales! Les "routines" de l'avare échappent à la logique humaine normale et sont en contradiction avec les valeurs morales et la vie sociale qui l'entourent. 2c L'amour de l'argent contre l'amour: Encore une fois, il n'est point question ici de répéter les analyses de scènes vues en cours; ce qui importe, c'est de comprendre la portée de cette confrontation, omniprésente dans l'intrigue même de l'oeuvre, entre le "désir amoureux" et le "désir d'argent". Les scènes d'exposition ( I,1 et surtout I,2) pose la problématique de la rencontre entre les projets d'hymens des jeunes gens (dont les enfants d'Harpagon) et le thème de l'avarice annoncé par le titre: la passion démesurée et contre-nature d'Harpagon pour l'argent fait obstacle aux amours des deux jeunes couples, les remet même en cause via une rivalité délirante (Harpagon se pose en rival de son propre fils vis à vis de Mariane).On distinguera d'une part l'avarice/cupidité d'un père qui empêche le bonheur amoureux de ses enfants: l'argument du " sans dot" est censé soumettre Elise (I,5); de même les perspectives de soutirer de l'argent à une riche veuve en mariant Cléante (I,4) ou encore d'"interdire" à son fils le confort matériel auquel il aspire pour être digne de son rang et "aimable" (I,2) aux yeux de Mariane. De même, la promesse de déshériter un fils qui s'affiche en rival rebelle (IV,5) ou encore le "véto financier" sur les deux mariages en fin de pièce (V,5).D'autre part, Harpagon lui-même semble incapable d'une sensibilité amoureuse, sauf lorsqu'il s'agit de chérir son argent (sa cassette): en II, 5, on peut s'étonner du fait qu'un vieux barbon aussi peu désirable ne se contente pas des grâces de la jeune et belle Mariane qui lui est promise par Frosine; il exige cette fois ci le versement d'une dot (puisqu'il en est en principe le bénéficiaire), seule condition selon lui d'un mariage satisfaisant (même l'ingénieux argumentaire de Frosine sur la modestie du train de vie de sa future n'arrive à le convaincre). On notera en se sens également son incapacité à dépenser de l'argent ne serait-ce que pour faire la cour à cette jeune promise: la lésine dans les préparatifs du repas (III,1) contraste avec les cadeaux somptueux auxquels son fils l'oblige à l'attention de Mariane (III,7). Le seul objet de son désir et de son zèle "amoureux" est sa cassette: à cet égard, le quiproquo avec Valère (V,3) déplace singulièrement la simple logique du chantage exercé dans la pièce de Plaute par Lyconides sur Euclion (la main de sa fille contre la restitution de l'aululaire volé). L'opposition entre l'amour sincère et désintéressé de Valère pour Elise sert de contrepoint évident à l'attachement amoureux insane d'Harpagon pour sa cassette; on peut même dire qu'Harpagon, lui-même, s'étonne du vocabulaire amoureux utilisé (pourtant à juste titre) par Valère quand il croit que ce dernier parle de sa cassette. Même l'avare, pourtant amoureux fou de l'argent, est capable quand il croit voir cette folie chez l'autre, de la considérer comme excessive et effarante (V,3, p110)!Enfin, la passion de l'argent interdit même l'amour paternel/filial: à ce titre, l'oeuvre se teinte d'une certaine dimension tragique (dans les affrontements père/fils ou encore dans le voeu à peine voilé de Cléante de voir mourir son père pour en être libéré). L'opposition entre l'attitude d'Anselme, magnanime, ne désirant que le bonheur de ses enfants miraculeusement retrouvés, et Harpagon obstacle au bonheur de ses propres enfants, renforce la condamnation sans appel de l'avarice comme dérapage radical vers l'insensibilité et l'inhumanité, en écho du jugement de La Flèche ( II,4, p50).Cette folie du désir de l'argent trouve son comble bien entendu dans le monologue de l'avare qui se découvre volé (IV,7) ou dans la réplique finale de la pièce, preuve qu'Harpagon est resté sourd et insensible à tout ce qui l'entoure. Ses retrouvailles avec sa " chère cassette" importent bien plus que le bonheur des siens ou que la perspective d'un mariage pourtant inespéré avec l'aimable Mariane!2d L'avare volé, une parabole castigatrice?: Le rapport inquiet d'Harpagon à sa cassette est bien entendu ce qui fait sa faiblesse malgré sa puissance tyrannique sur son entourage. Cet amour excessif permet la construction habile d'une parabole castigatrice, telle qu'en raffolent les croyants au XVIIème siècle. En effet, les discours édifiants de la morale religieuse regorgent d'exemples terrifiants de châtiments divins ou infernaux qui menacent les pécheurs. Dans cette mesure, le projet du vol de la cassette d'Harpagon, annoncé dès I,3 (p23) par La Flèche (puis en II,1,p45), met la pièce sur le chemin de cette trame d'une punition attendue: le vilain pécheur doit subir les foudres de la "Justice du Ciel" (qu'il s'entête paradoxalement à invoquer dans le temps même où elle le frappe! IV,7,p99).On peut mesurer la part terrifiante (ce qui aujourd'hui nous apparaît conte à dormir debout!) de ce genre de parabole édifiante sur le public croyant du XVIIème siècle à la curieuse "injonction indirecte" adressée par Harpagon au public lors de son monologue ( IV,7):" Ils me regardent tous, et se mettent à rire.Vous verrez qu'ils ont part sans doute au vol que l'on m'a fait."En invitant directement les spectateurs à rire, le personnage rompt avec l'atmosphère angoissante de ce qui aurait pu passer pour une expression du Jugement Dernier. En les mettant en accusation (complicité de ses voleurs), Harpagon libère moralement les spectateurs et comme s'il fallait leur confirmer que la scène est bien une scène de comédie, pas de tragédie et qu'il convient d'en rire et non de s'en effrayer! Néanmoins, le schéma castigateur est suspendu: sans véritable anéantissement du pécheur (IV,7 n'est pas la fin moralisatrice de la pièce!) et, à tout bien considérer, en mesurant l'incroyable arrogance d'Harpagon (sourd à toute leçon morale) au cours de l'acte V, la comédie ne saurait être regardée comme une de ces paraboles naïves de la foi en une Justice Divine omnisciente et omnipotente. Molière décidément ne saurait se résoudre à réciter aveuglément son catéchisme! Ce que l'on peut en revanche souligner, c'est l'intrusion d'une tonalité plus grave, sous les excès farcesques de la comédie, une curieuse ambiguïté de ton qui caractérise les pièces morales tardives dans la production de Molière. Certes le grotesque Harpagon ne mérite pas un châtiment aussi exemplaire que l'impie et libertin Dom Juan; mais le spectateur ne s'y trompe pas et sent bien bien la part grave de l'enjeu moral du propos: Harpagon est bien un "monstre", un être à montrer du doigt, entre effroi et plaisir pris à le voir évoluer dans ses excès.
3) Autres propos moraux sur l'argent 3a Harpagon un monstre à deux faces: l'usurier prédateur derrière le ridicule avare Harpagon a un second visage, tout aussi (si ce n'est plus) immoral que celui de l'avarice. Il est un usurier malhonnête. Loin du mesuré " secours des marchands" évoqué par Cléante pour se sortir de la pauvreté (relative) à laquelle le condamne la lésine de son père (I,2), Harpagon pratique des prêts douteux, assez proches d'actes de brigandage. Rappelons ici l'analyse faite en cours des termes du contrat envisagé en II,1, où la perfidie se démasque progressivement (à mesure que s'enchaînent les clauses rédigées par l'usurier). Il faut aussi souligner le procès réciproque que se font l'un à l'autre père et fils en II,2, p47: Cléante y souligne les "honteuses actions", les usures "criminelles" auxquelles se livre son usurier de père:" Ne rougissez-vous point de déshonorer votre condition par les commerces que vous faites, de sacrifier gloire et réputation au désir insatiable d'entasser écu sur écu, et de renchérir, en fait d'intérêts, sur les plus infâmes subtilités qu'aient jamais inventées les plus célèbres usuriers?"La mise en accusation d'un père " qui vole un argent dont il n'a que faire" permet de comprendre que la cupidité (un des visages de "l'invidia" ou envie/jalousie, un péché capital au même titre que l'avarice!) vient compléter le portrait sordide de l'avare Harpagon, voire l'aggrave ou l'assombrit.3bLes figures contradictoires du voleur Si l'usurier, brigand, ladre et voleur, Harpagon conforte l'imagerie traditionnelle du vol comme crime, atteinte non seulement au bien mais à la dignité d'autrui, Molière s'amuse en revanche à "excuser" le vol par nécessité (cela fait même partie des clichés caractéristiques du "vilain", l'homme du peuple, mal né et rendu criminel par le besoin II,1,p45). Même plus, l'homme du peuple, mû autant par le bon sens que par la rouerie, prétend par le vol répondre à un désir de "justice", en la personne de La Flèche (cf supra en 2d).On comprend encore mieux pourquoi les dévots et autres bien pensants ont eu bien du mal à considérer L'Avare comme une pièce bienséante et morale! 3cLa figure du prodigue: Cléante ou le symétrique douteux de son père Cléante, le dépensier compulsif, est plus qu'une simple punition pour son avare de père. Sa prodigalité excessive n'est pas seulement une inversion rebelle des valeurs paternelles ( I,2;I,4; II,1; II,2 ou encore III,7): Harpagon, pourtant souvent porté par la folie de ses vices, retrouve paradoxalement une certaine lucidité (portée par une "rationalité" surprenante, un sens intact de la mesure/calcul) quand il juge les ambitions démesurées de son fils qui rêve de convertir l'argent en reconnaissance sociale jusqu'à inverser les priorités/préséances de la naissance (I,4,p28). Ce rêve de vivre en "marquis", d'avoir du fait de sa richesse "un rang" est bien contre-nature: il présuppose l'équivalence de l'argent et du privilège du titre et de la naissance! Enfin il manque à Cléante la spontanéité de coeur d'un Valère: contrairement à l' "amant" de sa soeur, il n'envisage pas de s'humilier par amour, et subordonne la réussite de son union à Mariane à un train de vie que seule la richesse pécuniaire peut autoriser.
3dLes figures de la générosité nobiliaire Anselme semble, par son intervention miraculeuse au dénouement de la comédie, l'anti-Harpagon par excellence. Sa générosité manifestée en V,5,6 contraste avec la lésine d'Harpagon: ainsi peut-on considérer qu'il mérite d'être l'élu de la Providence, sauvé (avec ses biens matériels) du naufrage!S'il convient de s'interroger sur la sincérité d'un final aussi peu développé que convenu et artificiel (Molière cède-t-il au clientélisme pour revenir en grâce à la Cour?), les valeurs qui s'y manifestent sont bien celles d'une morale nobiliaire transcendante, admise comme parangon d'humanité: véritable "deus ex machina", le surgissement du grand noble généreux dénoue miraculeusement les intrigues amoureuses de la pièce. En ce sens, on peut commenter également l'humiliation volontaire de Valère, sa sincérité de coeur, marques naturelles de sa valeur (on le mesure en V,4) ou bien encore l'amabilité naturelle qui émane de l'apparemment "modeste" Mariane aux yeux d'un Cléante pourtant plutôt admiratif des valeurs matérielles (I,2): bon sang ne saurait mentir, comme le rappelle le capitaine de vaisseau espagnol qui a recueilli Valère après le naufrage (V,5, p117). La noblesse, naturellement bonne et généreuse, qui méprise l'argent (en tout cas ne lui accorde qu'une valeur instrumentale relative, ce conformément à la Foi), s'oppose aux obsessions bourgeoises immorales ou criminelles!Tout laisse entendre, en ce final, la soumission à une "évidence" morale nobiliaire transcendante, valeur "convenue" pour la société du XVIIème siècle: à l'inverse, la bourgeoisie et ses aspirations matérialistes à la fortune. Manichéisme social et moral semblent donc se superposer: néanmoins, l'artificialité (certes usuelle) de ce final permet un doute raisonnable quant à la portée trop caricaturale du discours de Molière sur la question des rapports de l'homme à l'argent! 3eLa cupidité et l'avarice, mères de tous les vices: Pour terminer ce panorama du discours moral sur les rapports de l'homme à l'argent, n'oublions pas la puissance contaminante des passions insanes de l'argent: un père avare et cupide ne peut qu'avoir un fils excessivement prodigue; la tyrannie avaricieuse appelle les pires sentiments vindicatifs (envie parricide à peine dissimulée de Cléante, envie de voler pour La Flèche); l'insensibilité inhumaine d'Harpagon engendre aussi l'impiété filiale (tant de Cléante que d'Elise, pourtant a priori plus sage et soumise que son frère), enfin soumettre l'amour à la dot, engendre les pires aspirations dans les jeunes coeurs (souhait d'un prompt veuvage, ou encore tentation de l'adultère)... L'argent, dans son pouvoir corrupteur, invite les hommes au pire...
Au terme de ces analyses morales des rapports de l'homme à l'argent, on peut avancer trois conclusions: -L'Avare, quoique prétendant s'inscrire dans une veine moralisatrice religieuse (parabole castigatrice) et dans le plus pur conformisme aux valeurs nobiliaires (via son "providentiel" final), propose une approche moins convenue qu'il n'y paraît. -On peut alors se demander la portée du propos moral au-delà de la trop évidente condamnation de l'avarice, péché capital, et souligner que Molière reste fidèle à ses analyses pragmatiques des dysfonctionnements humains: il serait hâtif de voir dans l'opposition Anselme/Harpagon, la condamnation irrémédiable du "bourgeois" au titre d'un matérialisme monstrueux, égoïste et stérile... Si l'argent porte les stigmates de sa conception chrétienne et pose le problème de la corruption contaminante des hommes, le propos est largement nuancé par l'idée d'une nécessaire prise en compte de la donne concrète et économique de la société marchande émergeante: Cléante symbolise ces aspirations sociales nouvelles et l'espoir des mariages "mixtes" réalisés en fin de pièce laissent entendre la possibilité d'une nouvelle morale intégrant la donne de l'argent au lieu de la mépriser! -Enfin, la résistance têtue d'un Harpagon aux leçons de la Providence et de la noblesse démontre la fin des mythes et souligne l'obligation d'en découdre avec les réalités souvent peu glorieuses de notre humanité. Anselme ne résoud rien par opération miraculeuse: il est contraint de museler la vilénie avaricieuse en l'achetant! Encore une fois, Molière traque les hypocrisies (ici l'hypocrise culturelle normative au XVIIème siècle= le divin mépris de l'argent et de la donne matérielle de l'homme) et ne s'arrête pas à une morale abstraite bienséante: s'il est vital que son spectateur se détourne des péchés, il est encore plus urgent qu'il reste vigilant face aux tentations concrètes qui le menacent! La raison et l'esprit critique sont des instruments bien plus sûrs que le paravent abstrait des certitudes dogmatiques de la Foi, bien peu opérantes en matière de réalités humaines! II)L'Avare, un témoignage socio-anthropologique capital sur l'émergence de la société bourgeoise et de sa valeur phare: l'argent Si le propos moral sur l'avarice occupe l'avant de la scène, il serait néanmoins extrêmement réducteur de penser que Molière, lui-même d'extraction bourgeoise, se limite à rabacher une simple leçon de catéchisme et à convenir aveuglément de l'existence d'une morale transcendante réservée à l'élite nobiliaire. D'une part, on sait, depuis L'Ecole des Femmes, qu'il tient les maximes pseudo-moralisatrices issues du fanatisme dévot au pire pour des "impostures" morales, au mieux pour des illusions éloignées de toute réalité humaine; d'autre part, la condamnation caricaturale de l'avarice sous les traits d'un bourgeois, devant la grandeur d'âme de grands nobles, ne saurait, eu égard à l'origine de Molière lui-même, être interprétée au pied de la lettre, comme une résignation socio-morale, aveu de l'infériorité de la bourgeoisie matérialiste (et son obsession de la possession et de la richesse) devant la générosité nobiliaire (marque d'une transcendance spirituelle détachée des contingences matérielles): n'oublions pas tout de même que l'invitation au bonheur d'Anselme (Dom Thomas d'Alburcy) ne suffit pas à convaincre Harpagon; le noble ne peut qu'acheter ce droit au bonheur en concédant moult avantages matériels au bourgeois réticent ( V,6). C'est donc moins la spiritualité qui l'emporte, qu'une fortune bien utilisée sur une obsession de l'argent mal orientée. De plus, la part ridicule de la parabole castigatrice du péché, le caractère "convenu" et très limité (deux scènes) du final en forme de leçon nobiliaire, et la résistance aussi têtue que risible du bourgeois (qui a le dernier mot et montre la résistance de sa passion de l'argent à toutes les leçons de morale ou de convenance sociale) laissent entendre une réelle complexité "masquée" du propos sur l'argent et la société bourgeoise qui le vénère. Pour simplifier notre propos: croire que Molière (même pour retrouver les faveurs du Roi!) puisse se renier en devenant un moraliste chrétien péremptoire et un flagorneur devant les puissants, relèverait sans nul doute du contresens. C'est pourquoi, au-delà d'un discours moral très balisé et trop conformiste sur la question du péché d'avarice, la pièce mérite d'être lue à un autre niveau: pour nous, lecteurs modernes, elle représente le témoignage capital de l'évolution (certes douloureuse) du vieux monde nobiliaire et croyant vers la société bourgeoise marchande et sa nouvelle arrogance matérialiste. Empreinte des réalités mutationnelles de son époque, la comédie de Molière interroge non seulement une nouvelle réalité sociale mais encore une nouvelle conception de l'homme, toutes deux connectées à la pratique omniprésente voire obsessionnelle de l'argent.1) L'émergence du modèle bourgeois Ce que montre la pièce, bien plus qu'une différence essentielle entre valeurs nobiliaires (prétendument purement spiritualistes) et "valeurs" bourgoises (viciées, corrompues par la démesure obsessionnelle de l'argent), c'est au contraire l'homogénéité/uniformisation factuelle d'une société où l'argent et la question de la richesse sont incontournables. D'abord, il est notable que les nobles y évoluent sous des masques bourgeois: Anselme ne nous apparaît dans un premier temps que comme un "vieil" homme fortuné auquel un avare bourgeois compte donner sa fille sans dot. Rien ne pourrait laisser entendre qu'il s'agisse là d'un noble: d'ailleurs, de son propre aveu ( V,6 p118), sa nouvelle identité bourgeoise est un paravent commode pour s' "éloigner les chagrins de cet autre nom qui (lui) a causé tant de traverses". Son titre nobiliaire, source de problèmes, il a choisi de le laisser derrière lui pour adopter un semi-anonymat bourgeois, pour se fondre dans la société française et ses normes nouvelles. Ce choix de vie, qui semble déroger au principe même de l' "orgueil" nobiliaire (cette fierté du titre et de la naissance dont Valère manifeste l'impulsivité derrière le masque d'intendant bourgeois pour lequel il a opté: il bâtonne Me Jacques!), cette existence prudente et mesurée, avec les avantages confortables d'une fortune sauvée du naufrage par la Providence, voilà ce à quoi ce veuf, qui se croit seul rescapé du naufrage familial (symbole de la faillite de toute la société nobiliaire?), aspire. De la même manière Valère, son fils, arrive à se fondre dans le moule bourgeois: "intendant" d'Harpagon, chargé de gestion domestique, même s'il le fait par amour (et donc conformément à une épreuve d'humiliation sociale qui lui fait honneur), il adopte, certes ironiquement, les moeurs de son "maître" bourgeois et s'occupe de basses affaires d'économie de bouts de chandelles (III,1 p69). Enfin, on peut mesurer la compassion de Cléante pour Mariane et sa mère (I,2, p18): même s'il reconnaît à Mariane une "amabilité" naturelle, il s'étonne de la voir dans le besoin; la modestie du train de vie de ces deux nobles (dont il ignore la noblesse) déclenche chez le jeune bourgeois, esclave de l'argent (condition de sa respectabilité sociale puisqu'il n'est pas bien né), un vif émoi, vaguement protecteur et "supérieur":" J'ai découvert sous main qu'elles ne sont pas fort accommodées, et que leur discrète conduite a de la peine à étendre à tous leurs besoins le bien qu'elles peuvent avoir. Figurez-vous ma soeur, quelle joie ce peut être que de relever la fortune d'une personne que l'on aime; que de donner adroitement quelques petits secours aux modestes nécessités d'une vertueuse famille."!Cette standardisation de la vie matérielle comme norme commune, la question du confort et de la fortune comme fondements du statut social, déterminent une société "mixte" socialement, où le bourgeois a pris sa revanche sur son "handicap social" de naissance. Dans le même sens, on peut entendre le jugement "moral" d'Harpagon sur l'indigne choix de son fils de " donner furieusement dans le marquis"(I,4,p28) comme une bien étrange inversion des valeurs: les nobles n'apparaîtraient plus comme des parangons de pure spiritualité (contrairement à leurs mythologies) permettant de condamner les excès matérialistes des bourgeois mais, aux yeux du bourgeois, comme des anti-modèles de vertu, rencontres du faste matériel et de l'arrogance orgueilleuse!Leurs appétences matérielles ( mises en évidence par leurs dépenses somptuaires) seraient des exemples de démesure, insultes à la rationalité (capacité de calcul du marchand) qui préfère le "placement" de l'argent à son gaspillage futile en plumes et autres rubans ou quolifichets! Enfin, la réalisation des hymens, "mixtes sur le plan social", au dénouement de l'oeuvre, scelle définitivement cette rencontre/confusion sociale: c'est l'argent (la fortune d'Anselme) qui permet ces bonheurs amoureux! On voit donc comment la société bourgeoise, issue de l'activité marchande, a pris le pas sur le vieux monde nobiliaire qui a métaphoriquement fait "naufrage"; paradoxalement, quoiqu'adoptant la position apparente de la défense des valeurs du coeur, de la générosité, de la Foi et de la grandeur d'âme, le final de l'oeuvre ne saurait éclipser cette réalité têtue qui le contredit: même mise à l'index, la figure bourgeoise, porteuse de l'obsession matérialiste pécheresse annoncée fatale, est là et bien là. Elle n'a pas été foudroyée par la colère divine, n'est pas vaincue par l'évidence des valeurs du coeur et de la naissance: il faut passer par ses fourches caudines, celles de l'argent! 2) L'obsession bourgeoise: l'argent Il est donc évident que cette nouvelle société bourgeoise se caractérise par l'omniprésence (on pourrait même dire le "diktat") de l'argent. Les critiques de son temps ont reproché d'ailleurs à Molière une certaine "malséance" de sa pièce, liée à l'obsession déplacée qu'elle manifesterait à l'égard des affaires d'argent. Dans une oeuvre qui s'annonce morale, traite d'un péché capital et semble célébrer les valeurs nobiliaires transcendantes, il a été jugé incongru, voire irrecevable, que l'auteur s'appesantisse sur de viles questions matérielles: l'acte II, articulé autour du prêt que l'usurier malhonnête, Harpagon, consent, sans le savoir, à son fils, et la très longue scène de "gestion domestique" qui inaugure l'acte III ne seraient pas de dignes objets de représentation (même sur la scène comique!)... On peut effectivement songer que les obsessions bourgeoises de l'auteur pour les affaires d'argent puissent apparaître ennuyeuses et viles aux yeux du public de Cour: l'analyse technique du montage du prêt via un "prête-nom", la fastidieuse lecture des clauses dudit prêt, la mise en évidence de l'escroquerie hypocrite et criminelle qui se cache derrière l'intitulé "prêt", est peu digne de représentation publique, du moins si l'on se réfère aux préceptes moraux de l'époque. L'argent, élément satanique, au même titre que tout le reste du monde matériel, détourne de la Foi. En faire (ainsi que de ses pratiques) un objet de représentation est en contradiction avec la conception élitaire de l'esthétique classique, mise au service de la révélation des valeurs transcendantes. Quand bien même, Molière accompagne son propos d'une mise à l'index sévère de l'usure et des usuriers, la focalisation d'un acte presqu'entier sur de viles affaires d'argent traduit le glissement des valeurs esthétiques vers la nouvelle donne bourgeoise. Les exégètes modernes n'hésitent pas d'ailleurs à souligner la portée "autobiographique" de cet intérêt de notre dramaturge bourgeois pour les rouages des pratiques usurières (cf le "prêt" douteux -sus mentionné- consenti par Molière à son père). Que dire également de cette tout aussi interminable scène inaugurale de l'acte III ?! Même si elle permet de nombreux effets comiques de mise en relief de l'absurdité avaricieuse, elle n'en reste pas moins le témoignage d'un intérêt bourgeois pour la gestion domestique et les basses affaires d'argent au quotidien. On peut même douter de l'intérêt qu'elle pourrait susciter chez le public nobiliaire (surtout le Roi et les Grands de la Cour) censé être peu enclin à ces questions, généralement déléguées à des intendants et à la domesticité. Ce maître de maison bourgeois, qui se mêle de tout (organisation pratique du repas, intendance domestique), n'est pas seulement l'image de l'excès ridicule de l'avarice; il est aussi la figure de l'obsession quotidienne du rapport à l'argent, inversion du divin mépris que ce dernier inspirait dans la vieille société nobiliaire issue des préceptes de la Foi. Une esthétique bourgeoise semble donc se dessiner: on ne parle plus d'affaires de coeur, d'honneur, de foi ou de courage. Le théâtre, et par là-même l'Art, mettent au coeur de leurs représentations ce qu'auparavant on aurait eu de la peine à considérer comme digne d'être représenté ou traité: les questions matérielles ordinaires et la dépendance de l'humain par rapport à l'argent. En ce sens, on peut entendre le témoignage, par didascalie interne, que Cléante fait sur la société marchande, arrière-plan et ancrage de la pièce, dont il évoque sans fard la dimension matérialiste fondamentale à sa soeur en I,2,p19:" Et que nous servira d'avoir du bien, s'il ne nous vient que dans le temps que nous ne serons plus dans le bel âge d'en jouir, et si pour m'entretenir même, il faut que maintenant je m'engage de tous côtés, si je suis réduit avec vous à chercher tous les jours le secours des marchands, pour avoir moyen de porter des habits raisonnables?"Jouissances matérielles, besoin d'argent, pratique ordinaire de l'usure... loin des dérapages du seul Harpagon (qui en est la figure déviante et monstrueuse), la société marchande et l'omniprésence de l'argent sont les vrais référents sociétaux de la pièce de Molière. En outre, l'argent est devenu l'obsession commune, clé de la vie quotidienne; ce sont non seulement les bourgeois qui en font l'expérience (surtout l'avare Harpagon, que cela agace au plus au point!): " Harpagon: -Dis-moi un peu, nous feras-tu bonne chère? Maître Jacques:- Oui, si vous me donnez bien de l'argent. Harpagon:-Que diable, toujours de l'argent! Il semble qu'ils n'aient autre chose à dire: "De l'argent, de l'argent, de l'argent." (*1) Ah! ils n'ont que ce mot à la bouche: "De l'argent." Toujours parler d'argent. Voilà leur épée de chevet, de l'argent." (III,1, p 64)Au-delà de l'effet comique visant à souligner l'insupportable sujet de conversation pour l'avare, c'est une réalité sociétale nouvelle qui s'exprime à travers la voix d'Harpagon: on notera la répétition ternaire (*1) qui évoque une nouvelle "Sainte Trinité", matérialiste cette fois; mais surtout, le constat, en écho du discours de Cléante ( en I,2) sur le "secours des marchands", "épées de chevet" de cette nouvelle société bourgeoise et marchande, où la puissance financière ou pécuniaire l'emporte de très loin sur l'héroïsme militaire et nobiliaire (symbolisé par l'épée).Mais encore, les gens du peuple en font la cruelle expérience: les institutions (ici, en arrière plan, les institutions judiciaires notamment!) sont minées par la corruption; sans argent, point de salut pour une Frosine embarquée dans un " procès" (II,5, p 58-59):" J'ai un procès que je suis sur le point de perdre, faute d'un peu d'argent(...) En vérité, Monsieur, ce procès m'est d'une conséquence tout à fait grande. Je suis ruinée, si je le perds; et quelque petite assistance me rétablirait mes affaires." Que dire enfin de ce commissaire de l'acte V, symbole de la société bourgeoise par l'obsession de la rémunération qu'il manifeste, jusqu'à couper l'élan d'issue de pièce, laissé a priori à l'initiative du grand noble retrouvé, Anselme: " Anselme:- D'accord. Allons jouir de l'allégresse que cet heureux jour nous présente. Le commissaire: Holà! Messieurs, holà! tout doucement, s'il vous plaît: qui me payera mes écritures? Harpagon: -Nous n'avons que faire de vos écritures. Le commissaire: Oui! mais je ne prétends pas, moi, les avoir faites pour rien." (V,6, p 121)D'une part, il y a là la preuve du passage à la société bourgeoise: un homme, exerçant une activité qui réclame une compétence, ici judiciaire, exige une rétribution... à ce titre, le commissaire s'inscrit en écho des réclamations de Frosine ( acte II et acte IV ), dont certes la "compétence" d'entremetteuse peut paraître plus suspecte... quoiqu'à bien y réfléchir, le commissaire soit plus empressé d'être rémunéré que de faire correctement son travail; on retrouve bien là l'idée d'une certaine corruption rampante, liée à l'immiscion de l'argent dans le corps social. D'autre part, on mesure le pouvoir de l'argent, capable de tous les renversements de valeurs: ici, c'est un simple bourgeois qui, au nom de sa rémunération, coupe la parole à un noble qui vient d'appeler à la réconciliation finale dans un bonheur retrouvé: un peu comme la dernière réplique d'Harpagon, cette intervention indécente (malséante) du commissaire vient comme une fausse note dans le final nobiliaire généreusement "désintéressé"... L'argent sort vainqueur: Anselme doit se plier aux exigences des bourgeois pour garantir le bonheur des siens, et consentir à payer. L'autorité morale ou spirituelle ne pèse plus grand chose devant la réalité omniprésente et omnipotente de l'argent. On peut donc dire que l'oeuvre de Molière traduit moins la condamnation des excès pécheurs liés à l'argent (avarice/cupidité) qu'elle ne traduit la complexité mutationnelle d'une société où l'humain, jusque là inscrit dans un ancrage vraisemblablement aussi mythologique qu'élitaire (l'idéal spiritualiste censé trouvé son illustration dans la grandeur d'âme nobiliaire), doit accepter de s'ancrer dans les réalités matérielles, dont l'argent est le symbole criant. Tout comme, à la Renaissance, la raison humaniste a réhabilité le corps contre des siècles de spiritualisme dogmatique religieux, par l'outrance (chez Rabelais, le corps est célébré dans l'"enflure monstrueuse" de ses géants), le matérialisme bourgeois conteste au spiritualisme l'exclusivité de l'humain par le biais d'une figure bourgeoise monstrueuse, excessive: un avare/cupide, pure allégorie de ce matérialisme têtu qui ne veut pas entendre la morale religieuse et se moque comme de quatre des foudres célestes... On ne peut que supposer l'étrange dilemme pour Molière, à la fois bourgeois et auteur de Cour: notre auteur est partagé entre l'effroi que lui inspirent les dogmes de la Foi à l'encontre des tentations matérielles du monde bourgeois, et l'évidence d'un monde où les "mal nés" (dont il fait partie) mesurent la chance nouvelle que leur accordent leurs fortunes matérielles. L'Avare porte cette dualité derrière la trop évidente façade d'un catéchisme de convenance et de circonstance, dont, rappelons-le, on peut douter qu'il soit pleinement sincère. Loin de récuser les orientations du Tartuffe, l'Avare les entérine: l'homme qui se cache derrière le verbe religieux quand il lorgne dans le corsage de son hôtesse n'est pas différent, dans son hypocrisie, de celui qui prétend être désintéressé des questions d'argent dans une société où tout se règle par l'argent... Restent à définir la cohérence de cette nouvelle société, les chances qu'elle a d'inverser les standards nobiliaires particulièrement bien ancrés dans les consciences: Le Bourgeois Gentilhomme reprendra le débat, sous un jour tout aussi ambigu; les aspirations grotesques de M.Jourdain dont la fortune n'achètera jamais la "qualité d'honnête homme", le rêve risible du bourgeois d'égaler la noblesse n'attestent-ils pas justement le vacillement de la vieille société nobiliare qui s'était rêvée inébranlable?
III) "Castigat ridendo mores": la comédie de moeurs ou le projet d'éducation morale du par le rire.
1) Le rire "cathartique", un concept moderne à manipuler avec précaution Nous ne referons pas ici toute la longue et nécessairement digressive démonstration, faite en cours, sur la validité du concept de rire "cathartique". Rappelons simplement que ce sont les modernes qui ont recomposé, par symétrie, les éléments manquants de la Poétique d'Aristote, en réinventant comme contrepoint de la catharsis tragique, une dimension équivalente dans la mécanique/esthétique de la comédie. Bergson notamment a réhabilité le rire comme instrument probable d'une pédagogie morale par répulsion/exorcisme. A ce titre, la citation d'Ovide, dont Molière retient la formule latine comme justification/explication de la dimension morale de son théâtre comique, permet d'attester l'idée d'une morale critique (dégagée de la gravité sentencieuse du dogmatisme religieux), qui passerait par le rire, à la fois détour stratégique pour faire passer un message a priori trop sérieux et rébarbatif, et arme pour contourner les a priori/clichés de la morale convenue (trop imprégnée dans les consciences aveuglées par le discours de l'Eglise et les mythes castigateurs issus de la Foi ). A l'époque de Molière, et plus particulièrement dans le contexte tendu de la querelle entre notre auteur et le parti des dévots (au sujet du Tartuffe et de la critique de l'hypocrisie ecclésiastique), la réhabilitation du rire, alors réputé "satanique", comme instrument de la morale ne va pas de soi: d'aucuns (La Bruyère notamment) jugent L'Avare malséant, au seul titre qu'il y aurait inconvenance morale à parler d'un péché capital sous l'angle comique. Molière et La Fontaine apparaissent à la critique moderne comme les champions d'une modernité critique, dont les détours plaisants (comédie ou fable) sont pensés comme des armes pédagogiques pour toucher, via la spontanéité/simplicité de l'émotion, le sens moral de leurs spectateurs/lecteurs et traquer les hypocrisies d'une humanité gorgée de suffisance et de certitudes à cause des mythes (mensonges) élitaires nobiliaires issus des discours dogmatiques de la Foi. D'une certaine manière, on doit avancer sur ce terrain, avec d'infinies précautions: nombre de passages de L'Avare procèdent de recettes farcesques où la symbolique morale n'a que peu de place; on songe au rire scatologique un peu gras que suscite la scène de gesticulations d'Harpagon concernant les techniques à retenir pour cacher à l'aide d'un chapeau taches et trous mal placés sur les siquenilles de ses valets (l'hyperbole dénonçant la folie avaricieuse et son délire pèse bien peu face aux pitreries graveleuses et on peut douter que le spectateur soit amené ici à un rire à portée morale!); on peut aussi évoquer le plaisir du bon mot ou encore les excès (avérés par les critiques et historiens) du jeu de Molière, acteur cabotin (dans la scène du monologue de la fin de l'acte IV, on imagine bien des excès grotesques un peu surjoués)... Où serait-donc le rire qui éduque moralement si le plaisir du divertissement (parfois n'évitant pas quelques bassesses ou facilités) l'emporte sur le fond grave du propos? N'oublions pas non plus que dans le contexte particulier d'un difficile retour en grâce, le vieux dramaturge-acteur sait aussi par quel bout et quelles ficelles emporter l'adhésion du public! Il apparaît donc que l'idée d'un rire cathartique, à portée morale, attestée par la reprise de la formule latine d'Ovide par Molière, et largement avalisée par l'esprit "moderne" (prompt à se chercher des modèles fondateurs hors de son propre champ temporel), est un concept qu'il ne faut pas regarder comme une évidence (qui ne nécessiterait ni justification ni nuances). 2) Le rire cathartique ou le partage de l'intellligence Après ces détours et mises en garde, il apparaît néanmoins que le rire est sciemment mobilisé par Molière comme instrument d'une nouvelle morale, visant à contester voire à concurrencer la morale solennelle convenue des dogmatiques religieux. En quoi cette question rejoint-elle notre programme? En ce sens que, dans un contexte sociétal mutationnel, le choix d'une esthétique provocatrice de l'ordre établi conforte notre analyse anthropologique et civilisationnelle: la société bourgeoise, pragmatique et matérialiste, ne peut se construire sur les bases bêlantes du spiritualisme. Dans cette société nouvelle, où l'argent bouleverse les codes, les normes, l'intelligence critique prend le pas sur l'obéissance aveugle aux dogmes: susciter le rire pour condamner les dangers du désir d'argent garantit un impact sur un public qui s'affranchit progressivement des vieilles frayeurs bibliques; le meilleur exemple reste très certainement cette marionnette allégorique têtue d'Harpagon, qui ne craint ni les foudres du Ciel, ni la malséance (il ne croit plus aux vieilles valeurs: réputation, honneur, vertu) et résiste au catéchisme grandiloquant en s'entêtant jusque dans la dernière réplique, qui dénote l'inanité du final moral nobiliaire servi comme une pure recette conventionnelle parachutée. dans un ultime éclat de rire, les spectateurs se rendent compte que l'avarice est une réalité consternante, qui ne trouve pas sa résolution rassurante dans l'espace des mythes, mais appelle une vigilance morale, dont le cadre excède celui de la pièce et est l'espace réel. Le rire commun est la barrière de l'intelligence partagée face aux tentations de la vilénie; le monstre "grotesque" a excité une fibre commune, que l'émotion comique réveille, préalable de l'esprit critique, qui relève, lui, de la conscience individuelle. En ce sens, on pourrait traduire et commenter le "castigat ridendo mores": le théâtre comique est l'instrument d'une alchimie émotionnelle, catalysant, dans la communion spontanée du rire, la naissance de la conscience morale ( de chacun et de tous). Dans la société rationnelle et pragmatique de l'argent, ce type de stratégie morale relaie les certitudes solennelles de la vieille société nobiliaire (bercée des illusions spiritualistes bien peu opérantes dans le réel: Anselme, rappelons-le, ne ramène la concorde et le bonheur qu'en passant par le pragmatisme de l'argent et pas en ne comptant que sur l'évidence solennelle de ses grands principes de coeur!). Il y aurait donc un parallélisme à opérer entre la mutation des valeurs et la transformation des choix esthétiques pour manifester ces dernières: la société naissante de l'argent appelle une morale opérant dans le champ rationnel et pratique, et se donnant donc les moyens de traquer les hypocrisies/vilénies concrètes et de les combattre réellement. Dénoncer le ridicule, le mettre en évidence dans l'espace commun et public de la scène de théâtre, n'est-ce pas le meilleur moyen de doter la société nouvelle de vraies "barrières" morales bien plus adaptées que les vieux dogmes mythologiques? |